Vortex Temporum

*L’art musical est l’art violent par excellence. Il nous donne à percevoir ce que Proust appelait
‘un peu de temps à l’état pur’, ce temps qui suppose à la fois l’existence
et l’anéantissement de toutes les formes de vie.
Gérard Grisey

On s'y est mis ! Les répétitions ont commencé pour notre 10ème production avec Rosas ... Vortex Temporum, le sextuor ensorcelé de Gérard Grisey, sera spectacle de danse à partir d'octobre 2013. Des paires se forment : à chaque instrumentiste, son danseur ou sa danseuse. Anne Teresa nous a demandé le premier mouvement sans chef, et de mémoire ... Quel est l'inconscient qui a dit "oui" le premier, pour faire le malin, je ne sais plus (peut-être moi) - toujours est-il que Dirk Descheemaeker connaît déjà sa partie de clarinette et ferme sa partition avec arrogance, dans un petit geste sec, au début de chaque répétition (j'enrage).

Vortex Temporum est un sextuor pour piano et cinq instruments (flûte, clarinette, violon, alto et violoncelle), écrit en 1996 par le compositeur français Gérard Grisey (1946-1998). Cette oeuvre longue (près de trois quarts d’heure) s’est imposée depuis le jour même de sa création comme l’un des plus envoûtants chefs-d’oeuvre de la fin du XXe siècle. Elle capture l’oreille dès ses premières notes : une irrésistible spirale harmonique, qui semble fuir dans l’espace à la vitesse de la lumière, donne son élan à la pièce. Un élan qui ne s’arrêtera plus. Vortex Temporum fait partie de ses oeuvres qui construisent un Monde, et c’est précisément ce qui a captivé Anne Teresa De Keersmaeker, qui n’a jamais caché son intérêt pour les longues partitions fortement construites (celles de Steve Reich, par exemple, Drumming ou Music for Eighteen Musicians). S’immerger dans un monde, le temps de toute une soirée…

mutations

Gérard Grisey avait co-fondé un mouvement musical dans les années 80, dit « spectralisme », qui remettait en question l'esthétique sérielle en donnant la première place à la notion de « son » et à ses transformations. Chez Grisey, la polyphonie ne se livre que très rarement à des gestes de dissociation et d'éclatement. Elle fusionne au contraire en accords tremblants, dynamiquement habités, qui se métamorphosent lentement en nous faisant palper le temps. Grisey compare sa musique à un « bateau voulant aller d'un point à un autre, [qui] se voit obligé de corriger sans cesse sa route ». Sans doute était-il inévitable qu’Anne Teresa De Keersmaeker rencontre un jour l’oeuvre de ce compositeur : car la complexité virtuose de la polyphonie dansée, chez De Keersmaeker, n’a rien d’une architecture de granit ; elle évoque plutôt le Yi King, ou “Livre des Transformations” chinois, qui ne quitte jamais son bureau. Les éléments se combinent et se défont, se construisent et se dissolvent, dans l’instabilité naturelle du passage du temps : la roue tourne.

l’ivresse du Temps

Gérard Grisey, qui avait entamé sa carrière avec des oeuvres lentes et hallucinées, habitées même d’une sorte de torpeur, injecte dans Vortex Temporum de nouveaux éléments qui enrichissent son style : répétition, vitesse, brillance, ivresse. Ou, pour être plus précis : le tressage de la lenteur et de l’ivresse, du souffle long et du souffle court. Trois qualités de temps psychologique, écrit Grisey, sont à l’oeuvre dans Vortex Temporum : le temps du sommeil et du rêve, infiniment lent, comme la respiration même de l’univers (ce que le compositeur nomme « le temps des baleines ») ; le temps mesuré des hommes, calibré sur le langage, la marche, le rythme cardiaque ; et enfin, le temps compressé des oiseaux et des insectes, vif comme la flamme, plus rapide que la perception. Une danse de tempi : la longue mutation de la matière, le temps rythmé de l’expression, le court-circuit de l’extase.

à la racine

Anne Teresa De Keersmaeker n’a jamais oublié son épisode minimaliste initial, qui a marqué durablement son style : la richesse des constructions, dans son oeuvre, prend généralement appui sur une combinatoire limitée de gestes simples, qui dévoilent peu à peu leurs virtualités. Il faut voir là une fraternité supplémentaire avec l’oeuvre de Gérard Grisey. Pour le compositeur, la richesse des processus ne trouve son plein effet et sa pleine visibilité qu’à partir d’éléments simples et presque neutres : un petit arpège répétitif, un pizzicato de cordes, une note tenue, autant d'éléments pauvres et vidés de tout pathos qui ne gagnent leur sens et leur beauté que par les inlassables tourbillons spiralés dans lesquels ils sont propulsés à différentes vitesses.

gestes de danse, gestes de musique

Vortex Temporum, pour cette raison, peut enfin être désignée comme une oeuvre gestuelle. Elle n’appartient en rien au registre du théâtre musical mais, plus en profondeur, déploie une combinatoire de mouvements musicaux élémentaires qui obligent les musiciens à la précision et à l’efficacité du geste : des bondissements, des fusées, des tournoiements, des chutes, des glissés, ainsi que toute une grammaire de rythmes élémentaires : rebonds, rythmes cardiaques, boucles périodiques ou a-périodiques… La musique, ici, ne voile jamais d’une expressivité « seconde » les actes physiques à la source des sons instrumentaux ; elle semble au contraire les mettre à nu et en démontrer l’euphonie un peu âpre mais riche en grain, valoriser la bien-sonnance heureuse des gestes francs. Et, lorsque l’écriture se fait plus sophistiquée et qu’elle s’éloigne des mouvements de départ (c'est le cas dans le troisième mouvement), lorsque le compositeur stylise, complexifie les rythmes, hybride les motifs, ce n’est jamais sans garder en ceux-ci, comme une trace ineffaçable, l’énergie cinétique qui les avait fait bondir du silence.
   
On sait qu’Anne Teresa De Keersmaeker, dans sa collaboration sur Cesena avec Björn Schmelzer et Graindelavoix, est revenue à un rapport analytique simple des partitions musicales - une note / un geste, ou une voix / un danseur. Un rapport plus systématique encore, plus désarmant de simplicité, qu’avec le fameux 4ème Quatuor de Bartok dans Mikrokosmos. Dans sa collaboration sur Vortex Temporum avec Ictus, chaque danseur a fait équipe avec un musicien, et a étudié les multiples connexions possibles, tantôt proches et tantôt lointaines, du geste dansé et du geste musical. Dans l’ivresse partagée du tourbillon des temps.

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Mentioned in this article
Rosas & Anne Teresa De Keersmaeker