Textes français
>Photo gallery
>Teksten in het Nederlands
À propos d'Einstein on the Beach
— Maarten Beirens
Alors qu'aujourd’hui, à l’âge de 87 ans, le compositeur Philip Glass (°1937) jouit d’un prestige sans équivalent, ce succès nous ferait presque oublier ses débuts, à la fin des années soixante, sur la scène artistique underground new-yorkaise.
Le parcours musical de Philip Glass commence de manière plutôt traditionnelle : il étudie à la Juilliard School de New York, où il développe un style de composition plutôt ordinaire et assez académique. Comme tant de compositeurs américains, il se rend ensuite à Paris pour étudier auprès de Nadia Boulanger, alors la « grande dame » de l’enseignement de la composition, connue pour avoir poussé plusieurs générations de compositeurs américains dans la direction d’un néo-classicisme stravinskien. Mais à Paris, c’est essentiellement la rencontre avec le virtuose du sitar Ravi Shankar qui marque Philip Glass d’une empreinte indélébile. Shankar enregistrait alors la bande-son qu’il avait composée pour le film Chapaqqua de Conrad Rooks, et Glass avait été engagé pour la transcrire afin qu’elle puisse être lue et jouée par des interprètes occidentaux.
Pour Glass, la confrontation avec les principes formels de la musique indienne fut vécu comme un choc de haute intensité. Cette musique, qui consiste essentiellement en longues mélodies modales soutenues par une base harmonique simple et statique, se distingue par une structure rythmique très raffinée. Ce système rythmique peut être dit « additif » : les motifs sont composé de groupes inégaux de deux, trois ou quatre pulsations courtes, et ces motifs sont combinés à leur tour pour créer à plus grande échelle des groupes de rythmes irréguliers. Ces principes allaient rapidement devenir l’élément-clé du renouveau stylistique de la musique de Glass.
De retour à New York, Glass se retrouve plongé dans un climat de renouveau artistique très excitant, où circulent de nouveaux mots d’ordre : sobriété, concentration, réduction. C’est la percée de la « musique minimaliste ». Des compositeurs tels que LaMonte Young, Terry Riley et Steve Reich avaient déjà écrit quelques œuvres pionnières basées sur un matériau extrêmement limité, à base de motifs réduits à l’essentiel, ou de notes tenues à l’extrême au sein d’une structure répétitive de longue durée. Glass commença à développer ses nouvelles structures additives dans des pièces originales — pour l’exécution desquelles il monta même son propre ensemble.
Ces œuvres étaient assez radicales : volume élevé, intensité, systématisme, structure rigide et sans concession. Le matériau musical, très limité, y est développé “à vue” et de manière limpide par des processus de transformation extrêmement graduels. A cette époque, ce n’étaient pas les salles de concert classiques, mais bien les galeries d’art, les musées, les « lofts » d’amis artistes qui accueillaient ces nouvelles expériences musicales. Le lien avec l’art minimaliste de Sol LeWitt, Richard Serra, Donald Judd et tant d’autres artistes de la même génération prend une forme très concrète : c’étaient en effet les mêmes lieux qui accueillaient ces plasticiens et organisaient les concerts de la jeune musique minimaliste. Elle s’intégrait ainsi à une scène new-yorkaise rassemblant dans un même bouillonnement les arts plastiques, la danse et le théâtre.
Il semblait donc écrit dans les astres que Philip Glass, plongé dans ce melting-pot artistique, doive un jour ou l’autre croiser le chemin du metteur en scène Robert Wilson. Celui-ci avait déjà signé quelques spectacles qui avaient fait date. Ils se singularisaient par leur longueur extrême et leur approche fortement stylisée où, dans le prolongement de la tradition japonaise Nô, le texte, le mouvement et la musique confluent dans un spectacle total, statique, à l’allure de rituel. Wilson et Glass commencèrent en 1974 à monter un projet dont ils voulaient qu’il brosse le portrait d’une personnalité emblématique du XXe siècle. Ghandi et Hitler furent des figures provisoirement envisagées, puis le choix se porta rapidement sur la personnalité d’Albert Einstein. Le titre initialement envisagé était Einstein on the Beach on Wall Street ; ni Glass, ni Wilson ne se souviennent de la raison pour laquelle « Wall Street » passa finalement à la trappe au cours du processus de création…
La création d’Einstein on the Beach au festival d’Avignon en 1976 fut suivie d’une tournée triomphale à travers l’Europe. Puis le Metropolitan Opera invita Glass et Wilson à donner deux représentations à New York. Cette première américaine les catapulta en figures de proue de la nouvelle esthétique minimaliste aux États-Unis. Comme toutes les œuvres de Wilson à cette période, Einstein on the Beach était défini comme un « opéra », ce qui marqua le début de la carrière de Glass en tant que « compositeur d’opéra ». L’œuvre se distingue pourtant largement de la conception traditionnelle d’un l’opéra : elle n’inclut pas de rôles chantés ni d’intrigue linéaire – le livret étant plutôt constitué de bribes de textes signés principalement par Christopher Knowles, un jeune autiste dont Wilson (qui travaillait alors encore comme assistant social) avait la charge. A cela s’ajoutaient les textes de deux collaborateurs du spectacle, l’acteur Samuel Johnson et la danseuse-chorégraphe Lucinda Childs. Le chœur entonne pour toutes paroles des séries de chiffres ou le nom des notes, ce qui permet à l’auditeur de focaliser son attention sur les motifs rythmiques et le contenu harmonique de la musique. Dans la fosse d’orchestre était installé le Philip Glass Ensemble : deux orgues électriques, un trio jouant de divers instruments à vent (saxophones, clarinette basse et flûtes) et une chanteuse soprano. À cette formation s’ajoutait un violoniste soliste déguisé en Einstein.
Du point de vue du contenu, l’opéra fait tournoyer des associations libres autour du personnage d’Einstein, ce qui se traduit par le choix des trois grands thèmes visuels de l’opéra : le train (objet paradigmatique illustrant la théorie de la relativité), la salle d’audience/la prison (évoquant les implications éthiques d’une théorie qui a indirectement permis l’invention de la bombe atomique – la scène finale de l’opéra se terminant d’ailleurs par une référence à l’explosion atomique) et un vaisseau spatial (illustrant le côté science-fiction, si l’on ose dire, de la pensée d’Einstein).
La théorie de la relativité devient intéressante lorsque l’on évoque des phénomènes tels que l’approche de la vitesse de la lumière. Wilson traduit ces trois thèmes par des concepts scéniques similaires qui, dans le dernier acte, ne conservent plus qu’un lien visuel assez lâche : Building est une variation sur le thème du train, Bed est dérivé de Trial/Prison. Entre ces grandes scènes se déroulent cinq interludes courts et intimistes baptisés Knee Plays précisément parce qu’ils jouent, tout comme l’articulation du genou, un rôle de lien avant, entre et après les actes. Une représentation durait en général un peu moins de cinq heures, sans pause. Avec Einstein on the Beach, Glass et Wilson signèrent donc un tout nouveau type d’opéra : non narratif, statique, basé sur des images et des textes associatifs et un déroulement quasi rituel où le moindre mouvement est chorégraphié avec une précision chirurgicale.
La musique de Glass et le langage théâtral de Wilson rivalisaient de radicalité et se complétaient à merveille. À l’instar de la mise en scène de Wilson, la musique de Glass est souvent ultra-rapide (et d’un volume sonore sans concession) en surface, mais statique en profondeur par ses motifs répétés et son évolution lente. Dans cette musique, les motifs de départ, minutieusement choisis, subissent inlassablement toutes sortes de transformations. Glass limite son matériau à une poignée de thèmes : au nombre de trois, ils sont pensés sous forme de simples progressions d’accords. Un thème à trois accords ouvre l’opéra, un thème à quatre accords fait son apparition dans les trois scènes du Trial, et un « thème cadentiel » de cinq accords se fait omniprésent dans la scène du vaisseau spatial. En outre, Glass utilise quatre autres thèmes récurrents qui sont, eux, élaborés chacun à partir d’un seul accord.
Glass élabore les différentes scènes en alternant ces blocs thématiques récurrents. La deuxième scène, par exemple, Train 1, en contient trois (sous forme ABCABC) : le premier thème sur accord unique construit sur un polyrythme de 3 contre 4, suivi d’un passage entièrement instrumental basé sur un autre motif à accord unique en mouvement contraire, et enfin le thème « cadentiel ».
Dans Einstein, l’intérêt de Glass pour la technique du motif rythmique additif sert de moteur à toute la partition : un motif est augmenté par petites additions de groupes irréguliers de deux, trois ou quatre notes. Mais simultanément, on remarque qu’il accorde, au-delà des processus rythmico-mélodiques qui forment le cœur de son style minimaliste, de plus en plus d’attention à la structure harmonique. Les motifs d’accords deviennent un élément important et reconnaissable, et tout particulièrement le thème « cadentiel ». Celui-ci témoigne d’un raffinement harmonique particulier : il s’agit d’une cadence détournée à mi-chemin pour se conclure de manière inattendue un demi-ton plus bas que l’accord initial, ce qui lui confère un sentiment conclusif (comme dans toute cadence musicale traditionnelle) et tout à la fois une impression erratique. Chez l’auditeur, ce procédé peut susciter un sentiment étrange d’extase musicale, essence du style de Glass au début de sa carrière. Cette musique, malgré sa surface hyperkinétique, dégage une impression profonde de statisme et de répétition continue ; par la variation rythmique permanente de petits motifs similaires, cette répétition reste toutefois très largement imprévisible. Rapidité fulgurante et lenteur exaspérante — voilà une expérience paradoxale du temps qui, d’une certaine manière, rejoint les idées d’Albert Einstein.
Avec l'autorisation du Concertgebouw de Bruges
Traduit du néerlandais par J-L Plouvier
Réponses aux questions de Guillaume Kosmicki
— Jean-Luc Plouvier
Comment s'est opéré pour votre version le choix des collaborations, qui ne semblent pas couler de source au premier abord?
Mais de qui parles-tu ? Du Collegium vocale ? Tu serais peut-être étonné de découvrir ce qu’est aujourd’hui un choriste du Collegium. Pas un seul des quatorze chanteurs qui se sont portés volontaires pour l’aventure n’est étranger à la musique pop. Une bonne partie possède son petit home studio et chipote avec son ordinateur. Ainsi va le monde. Quant à Suzanne Vega — l’idée vient de Bert Schreurs — elle répond par contre aux critères du vrai tempérament littéraire et de la diction impeccable. Elle possède en outre un authentique accent new-yorkais très doux, d’une étrangeté familière et sans emphase — un instrument dont nous ne voulions pas nous passer. Le type de modernisme qui se déploie ici trouve sa source chez Gertrude Stein ; il s’agit de passer en toute élégance au travers d’un livret très monté, très haché, tout en répétitions et parataxes, et polyphonique dans sa texture : nous avons confié à Suzanne tous les textes, toutes les voix.
À Germaine Kruip, nous avons demandé qu’elle nous aide par la scénographie (somme toute assez simple, mais il fallait trouver) à faire du travail musicien lui-même le propos théâtral central. C’est une apologie du pur concert, ce spectacle ! Il s’agissait de bien dégager les lignes de force diagonales capturées dans cette machinerie répétitive et polyrythmique où chacun écoute chacun au bord du vertige. Pas de chef au centre, par exemple, mais un rythmicien à jardin qui donne le pulse, et un deuxième à cour qui nous aide à compter les innombrables emboîtements de répétitions et de reprises. Il y avait un projet très matérialiste, inspiré par la danse contemporaine — et en particulier par nos amis de Rosas — de se passer des coulisses, de valoriser tous les gestes, les gracieux et les utilitaires, et de les traiter à même dignité.
Votre version est très singulière du point de vue musical, il est même certaines séquences où l'on peine à reconnaître la partition, notamment en raison des sons utilisés par les deux synthétiseurs. J'y ai entendu des passages quasiment techno, des moments où l'aspect pop est clairement assumé. Tu m'as dit que rien n'avait été changé dans la partition. Qu'est-ce qui vous fait donc sonner si différemment des versions originales ?
Chaque partition engage son traitement... Pas seulement ce que disent les relations entre les notes, pas seulement les notations et les didascalies, mais aussi bien l’esprit qui souffle dans sa graphie, sa présentation et ses lacunes. Quitte à surprendre, je dois révéler ceci : il n’existe pas de partition unitaire, finie et soignée dans les détails, d’Einstein on the Beach. Tu ne trouveras par exemple nulle part un résumé de la nomenclature (des effectifs), ni le nombre de choristes idéal, tu ne sais pas si les chanteurs des parties solistes sont à choisir parmi les choristes ou doivent être engagés à part, tu ne comprends pas pourquoi il faut trois flûtes durant quelques minutes seulement, et pas tout du long, s’il faut un sax alto ou ténor, et ainsi de suite. Il n’y a du reste aucune indication quant aux sons d’orgue, ni de tempo ni de dynamique.
Bref : la partition ressemble d’une certaine manière à une partition du 17e siècle, joliment écrite à la main — le titre tapé à l’Olivetti laissant toutefois un indice quant à son époque. Les textes sont livrés à part dans un petit opuscule, mais la manière de raccorder texte et musique n’est que vaguement évoquée. Ainsi avons-nous dû nous livrer à un véritable travail de reconstruction à partir des pochettes de disques (deux versions), de programmes de salle disponibles en ligne, et bien entendu de l’écoute des enregistrements eux-mêmes. L’histoire du processus créatif de cet opéra n’est pas sans importance non plus. On en trouve le récit par fragments, et la partition que je décrivais en porte elle-même l’empreinte : travail collectif en ébullition, essais et ratages, émergence du sens et de la forme par montage et re-montage, signe de reprise griffonné ci ou là en dernière minute pour rendre les durées conformes aux besoins scéniques, etc.
Tout cela s’avère peut-être un peu décourageant dans la première phase du travail, mais se transforme en un défi très enthousiasmant par la suite. Tu comprends que le travail collectif doit continuer, en somme, qu’il reste ouvert, et tu te promets de ne pas te satisfaire d’une sorte d’archéologie musicologique. L’œuvre te détourne de cette approche, elle est encore vibrante de potentiels à explorer.
Ainsi l’épisode « pop » que tu évoquais, Building, est-il le plus ouvert de toute la partition. Une combinatoire complexe d’arpèges rythmiques pour les deux orgues, en diminution ou en augmentation doit être colorée par des harmonies d’instruments à vent et de voix, à qui le compositeur donne laconiquement le mode pentatonique à utiliser (et débrouillez-vous !). Sur les deux disques disponibles, cette texture supporte en outre un solo de saxophone : plutôt « free » dans la version de 79, et un épouvantable solo « jazz FM » dans la version de 93. Nous est alors venue l’idée de pré-enregistrer les parties d’orgues en MIDI dans l’esprit de la musique dance (séquencée, mécanique, très rapide, en filtrant les aigus, avec un bon gros résonateur dans les basses), et de confier le solo à notre flûtiste Michael Schmid. Il se lançait à l’époque dans l’étude de l’intégrale pour flûte de Sciarrino. Nous lui avons fait une maquette en mixant les séquences de synthé avec la pièce Unity Capsule de Brian Ferneyhough noyée dans l’écho, il a tout de suite compris l’idée de l’impro à faire, c’était dans la boîte (1). Je n’accumulerai pas les anecdotes, mais je tente de transmettre un peu de l’esprit qui régnait durant le travail préparatoire. Et je le dis encore : cet esprit, il n’est rien d’autre que le vent qui se lève lorsqu’on ouvre la partition. Nous n’étions animés par aucune idée de profanation — mais la fidélité artistique implique aussi, tous les interprètes le savent, de pouvoir traverser des moments transgressifs.
Il faut une grande endurance et une concentration extrême pour jouer cette œuvre, issue de la "période vache" de Philip Glass, comme vous l'annoncez sur le site d'Ictus. Tu es toi-même très longtemps au clavier sur scène. Dans quel état doit-on aborder cette performance en tant qu'interprète ? Comment en ressort-on ?
J’aime cette période vache, j’avoue. Les petites permutations sur cinq notes, les rythmes additifs et soustractifs imprévisibles, à grande vitesse, tout cela se donne sans honte aucune dans sa pure mécanicité, et pourtant ça tremble, ça n’arrête pas de trembler, la mémoire et la perception sont constamment mises en déroute. On entend alors des voix supplémentaires, les fameux psycho-acoustic sub-products of repetition théorisés par Steve Reich. Ce tremblé de l’objet simple est la pulpe véritable du minimalisme. Il appelle chez l’interprète un état de jeu très particulier, à la fois inflexible et doux, qui accueille l’accident (il y en a toujours) et le résout comme le couturier résout l’accroc au fil de la main. Non, ce n’est pas si épuisant à jouer. Je suis triste quand cela s’arrête après trois heures et demie, je n’ai pas envie d’aller au bar, je voudrais un bis. La tension interprétative, celle qui anime le plexus solaire, ne se dirige ici ni vers la force ni vers la grande phrase ni vers la prouesse, mais vers une sorte de folie de la modération. Ne rien ajouter, suivre ce collier de dizaines de milliers de perles, se faufiler dans les polyrythmes comme un lézard, et aller de la sorte (andante même quand ça va très vite) jusqu’au bout du tunnel. Giorgio Agamben a de remarquables propos sur la puissance de la retenue. Il cite Dante : « Qui a l’usage de l’art a la main qui tremble ». Et il ajoute : « Qui manque de goût ne parvient jamais à s’abstenir de faire quelque chose, le manque de goût est toujours un ne-pas-pouvoir-ne-pas-faire ». Le Philip Glass plus tardif, je le perds. À mon sens, il s’arrête de trembler.
©Paysages Humains / Hémisphère Son, hemisphereson.com
(1) Sur le disque, on a fait tout autrement.