The Measure of Time (2008)

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György Ligeti
Poème symphonique pour cent métronomes

Philippe Leroux
De la texture

Steve Reich
Drumming, Movement I

Paul Usher
Nancarrow Concerto

György Ligeti
Kammerkonzert

Georges-Élie Octors, conductor
Rex Lawson, pianola

Production : Cité de la Musique, Paris

(Programme notes by Grégoire Tosser, © Cité de la Musique)
   
Le timbre et le rythme : ces paramètres musicaux sont indéniablement deux des domaines que privilégient les recherches des compositeurs depuis les années soixante. Les œuvres au programme de l’ensemble Ictus présentent un aperçu saisissant de la richesse de cette réflexion. Adossées à la tradition (le baroque français pour Philippe Leroux, Nancarrow pour Paul Usher, l’Afrique pour Steve Reich...), les pièces manifestent en même temps un goût certain pour la provocation et proposent une approche ludique de la nouveauté. En effet, certaines œuvres peuvent naître d’une idée simple (des métronomes que l’on laisse battre jusqu’à épuisement, dans le Poème symphonique ; une cellule percussive de douze pulsations qui se remplit puis se vide, dans Drumming) et s’accomplir dans sa concrétisation sonore et dans l’expérience unique qu’elle impose à l’auditeur, ou encore révéler d’extraordinaires savoir-composer et savoir-interpréter. Dans un siècle où la machine vient parfois assister voire remplacer l’homme, où l’instrument prend parfois le pas sur l’instrumentiste (instruments mécaniques, ordinateur), rythme et timbre ont partie liée avec la superposition, l’association, l’hybridation, avec le tissage et donc la texture instrumentale.

Le jeu sur la densité de cette texture peut également être le fait d’une écriture très simple ou très libre, ou au contraire nécessiter une composition minutieuse et complexe. Ainsi, le concept qui prévaut dans la composition de Drumming semble, dans sa fausse naïveté, provocateur. Drumming, qui comme son nom l’indique concerne en priorité les percussions, et que Steve Reich composa à son retour d’Afrique au début des années soixante-dix, se développe à partir d’une cellule matricielle de douze pulsations – les douze coups pouvant être frappés par les tambourineurs. Cyclique, cette cellule est peu à peu remplie par les battements et, répétée à l’infini et simultanément sous les différentes formes de sa construction, crée un enchevêtrement rythmique dont la complexité « constitue le stade final de développement et de raffinement du processus de phase » (Reich).

De même, dans le Poème symphonique, les cent métronomes, dévidant leur mécanisme de façon simultanée mais à des vitesses différentes, produisent un nuage sonore dont le « grand diminuendo rythmique" s’impose comme le « premier exemple de musique minimale » (Ligeti), faisant usage d’un adjectif souvent appliqué au courant de la musique « répétitive » américaine. Ouvertement provocateur, symbolisant peut-être ce « plus haut degré de dépersonnalisation » que le pianola représentait pour George Antheil, le processus de composition polyrythmique, ici mécanique et déshumanisé, se retrouve chez Ligeti dans les œuvres de la fin des années soixante, comme le Kammerkonzert [Concerto de chambre] – et en particulier dans son troisième mouvement, qui illustre la fascination du compositeur pour les horloges et les « machines récalcitrantes ». Dans ce concerto, œuvre de synthèse pour Ligeti, tous les instruments sont solistes ; ils énoncent un discours extrêmement bien articulé, d’une rare complexité et écrit avec une diabolique précision, et témoignent de l’attention particulière que le compositeur porte au timbre et à la densité de la texture micropolyphonique : le même matériau sert à l’aspect horizontal (mélodique) et à l’aspect vertical (harmonique, principalement sous la forme de clusters). Le fourmillement des mélodies, superposant des mètres différents, défie les capacités d’exécution des interprètes et de perception de l’auditeur – que l’illusion sonore guette fréquemment.

La conjonction de ces deux aspects, humain et mécanique, fait la singularité du Nancarrow Concerto. Duelle et dialogique, l’œuvre l’est aussi par la volonté de Paul Usher de se fonder sur les esquisses laissées par Conlon Nancarrow après sa mort en 1997, esquisses qui témoignent du désir du compositeur américain, à partir du milieu des années quatre-vingt, de composer un concerto pour pianola – la version la plus perfectionnée du piano mécanique. Les Études pour piano mécanique de Nancarrow mettent en application les principes qui présidaient, dans les années trente et quarante, à l’utilisation de cet instrument si particulier, dont le « pianoliste » ne peut altérer que les dynamiques, et dont Stravinski louait « les possibilités illimitées en matière de précision, de vitesse et de polyphonie » : relation intime entre hauteurs et tempi, superpositions rythmiques virtuoses, vélocité dépassant les capacités humaines d’exécution, canons d’une extrême complexité, etc. Ce n’est pas seulement sur sa connaissance intime de l’œuvre de Nancarrow et sur la collaboration de Rex Lawson, le « pianoliste » auquel le concerto aurait été dédié, que prend appui Usher, mais aussi sur l’Étude 49, en trois mouvements, très proche du concerto inachevé. Usher parle de « relations » _à tisser entre les esquisses et l’œuvre, de « _liens" à nouer entre les différents mouvements de la même pièce, de connexions intertextuelles à établir entre des compositeurs différents. Les quatre mouvements du Nancarrow Concerto montrent ainsi des processus compositionnels divers, allant de l’inspiration directe (l’arpège initial de do majeur aux timbales, premier mouvement) à la transcription imaginaire de ce que Nancarrow aurait pu composer (deuxième mouvement), en passant par la variation (le troisième mouvement utilise une cellule présente dans l’Étude 33 ou la réorchestration (dans le quatrième mouvement, Usher mêle toutes les esquisses restantes dans un canon virtuose, avant la sobre coda par le pianola solo).

Comme chez Philippe Leroux, les lignes contrapuntiques se présentent sous la forme de strates polyrythmiques, la richesse rythmique provient de la superposition de figures décomposées, réparties dans plusieurs voix – la forme ancienne du canon, notamment, se trouve revisitée. Dans De la texture, la dimension rythmique de l’ornementation prend une importance considérable. Le compositeur dit s’être inspiré de la musique baroque française de clavecin (Rameau, Couperin) et avoir puisé des figures rythmiques dans les formules spécifiques du tambour militaire, comme pour sa pièce De la vitesse (2001). Pour décrire son œuvre, Leroux use de métaphores d’ordre astronomique (« particules sonores", « récit d’un big bang", « forme de la constellation Pégase»), un peu comme le Ligeti des années soixante et soixante-dix qui, féru de physique et de biologie, considérait l’œuvre comme un organisme vivant.

Grégoire Tosser